Dispositifs informatiques et dysfonctionnements
Tito Marques Palmeiro
Les dispositifs informatiques sont multifonctionnels. Ils permettent le guidage de sondes spatiales, l’édition de textes, la vidéosurveillance, l’impression de journaux, les transferts interbancaires et peuvent accomplir bien d’autres fonctions encore. Or, un tel progrès technique soulève néanmoins une question concernant le sens même de tels dispositifs, car leur capacité à accomplir les plus diverses fonctions signifie, également, qu’ils ne se trouvent déterminés par aucune fonction en particulier. Il n’y a aucune fonction qui soit commune au guidage, à l’édition, à la vidéosurveillance, à l’impression ou aux transferts. Alors, pour interroger le sens des dispositifs informatiques, il faudra étudier le rapport qu’ils entretiennent avec ce qui semble constituer l’exact opposé du fonctionnement : le dysfonctionnement.
Afin d’expliquer une proposition tellement contraire au sens commun, il ne suffit pas de s’attarder sur les divers types de panne informatique, car, dans nos rapports quotidiens avec ces dispositifs, le dysfonctionnement ne semble être qu’un simple détail par rapport à leur constante montée en puissance et à leur extension à tous les domaines de notre vie. Alors, une investigation centrée sur l’immédiat resterait condamnée à suivre l’incessant enchaînement de nouveaux dispositifs, sans avoir la distance requise pour comprendre leur spécificité. Elle resterait dans une position de dépendance par rapport à ce qu’elle doit comprendre, cherchant à trouver les mots qui s’adapteraient à un mouvement qu’elle ne contrôle pas, comme un ventriloque qui essayerait de trouver le discours approprié aux mouvements hasardeux de la mâchoire d’une marionnette qui aurait acquis son indépendance.
Il faudra ainsi faire un pas en arrière par rapport aux dispositifs informatiques actuels pour interroger un cadre lointain, celui constitué par ce qui était appelé depuis l’antiquité mechané ou machina . Une machine, au sens traditionnel du terme, est d’abord une chose. En Asie, en Afrique, partout, le monde a toujours été constitué de plusieurs choses. Dans une certaine classification, il y a des choses dites naturelles, comme les montagnes, pierres ou plages, et des choses artificielles, comme les maisons, rues, outils ou machines. Or, ces deux derniers, les outils et les machines , se différencient des maisons et des rues pour posséder une caractéristique qui les met à part de toute sorte de choses : ils sont ingénieux (mechanóeis ), car ils nous permettent de réaliser des tâches difficiles ou impossibles avec le simple usage de notre corps. Cependant, les parties composantes d’un outil ne suffisent pas à le mouvoir. Un marteau, par exemple, est composé par le bois de son manche et le métal de sa tête, mais il faut le tenir par la main pour le mettre en action. Les machines possèdent une ingéniosité supplémentaire par rapport aux outils, une fois que ses parties composantes suffisent à produire un tel mouvement auto-nome . La particule « auto » (autós ) se réfère à ce qui est spécifique à une chose. La norme (nómos ) propre (autós ) à l’arrangement de la composition interne d’une machine lui permet de développer un mouvement auto-nome. Alors, son ingéniosité réside dans le fait qu’elle est, par définition, un auto-mate, produisant un mouvement qui ne dépend de rien d’autre (máton ) que de sa propre (autós ) constitution .
Prenons une boîte de musique comme exemple d’une machine au sens traditionnel. Autant on peut admirer la beauté de son coffre décoré, autant on peut constater que son automatisme opère à partir d’un certain nombre de parties, comme le ressort, le tambour, avec ses petites palettes, et les lames d’une échelle graduée de sons. L’ouverture de la boîte libère un ressort qui déclenche une mélodie codifiée dans ses palettes comme, par exemple, Pour Élise . L’expérience de son ouverture contient quelque chose de valable pour tout automate : « les automates (tautómata ) sont des merveilles (tõn thaumáton ) dont on n’a pas encore vu (tetheorekósi ) la cause (aitía ) […] Mais [il faut que l’interrogation de tels sujets] se termine dans le sens opposé et mieux. » [2] [2] Aristote, Métaphysique , Paris, Vrin, 1991, Livre 1, 983a14. Traduction modifiée. Ce passage possède diverses traductions qui, pour la plupart, rendent tautómata par « marionnettes ». Cependant, dans d’autres textes, Aristote emploie explicitement ce terme pour se référer aux machines. Notre traduction a cherché à relever l’existence dans ce passage d’un lien entre les machines qui opèrent à partir d’une cause et le hasard Les trois mots qui ouvrent ce passage de la Métaphysique d’Aristote dans le texte original, « tõn thaumátõn tautómata », concentrent le problème de notre étonnement (tõn thaumátonõn ) avec des automates (tautómata, tá autómata ). Celui-ci est issu de notre incapacité à voir – à saisir (tetheorekósi, theorein ) – la cause de leur fonctionnement. Or, le mot grec autómaton possède plusieurs sens dont deux sont déterminants pour ce passage : le fonctionnement automatique et ce qui oeuvre sans une cause visible .
Une telle association entre l’automatisme et l’absence de cause n’est pas spécifique à ce passage parce qu’elle s’inscrit dans un cadre plus général, celui de la pensée ancienne sur le mouvement [3] [3] Le mot grec métabolè est généralement traduit par « mouvement ». Nous ferons usage de cette traduction tout en prenant de soin d’indiquer que le « mouvement » dont parle Aristote regroupe autant le déplacement spatial (phora ) que l’accroissement (auxèsis ), le décroissement (phtisis ), l’altération (alloiôsis ), la génération (genesis ) et la destruction (phtora ) . Elle comparaît, par exemple, dans l’appellation d’Automatía attribuée aux Déesses de la chance grecque et romaine, Tyché et Fortuna . La chance agirait dans les affaires humaines, avec son lot de bonne et de mauvaise fortune, par une action hasardeuse de la Déesse ; elle ne prendrait pas en compte nos désirs ou nos mérites individuels, mais seulement ses propres plans, qui nous sont inaccessibles. Or, quant au passage d’Aristote sur l’étonnement provoqué par les automates, il faudra interroger justement la distinction entre automatía et tyché qu’il établit dans la Physique . L’automatía y est étudiée comme le hasard associé aux actions produites par des agents non dotés de lògos [4] [4] Aristote, Physique , Livre II, Chapitre IV, 197b. L’automatía concerne les animaux, les enfants ou les objets inanimés , et la tyché , comme celui produit lors des délibérations humaines [5] [5] Ibid. , Chapitre VI, 196b . Nos choix et actions sont le résultat d’une délibération qui ne peut pas exclure le hasard (tyché ), parce que celui-ci ne constitue pas une cause qui puisse être prise en compte dans le raisonnement pratique, ne se produisant que lors de la rencontre entre les diverses causalités en jeu dans une situation. Le hasard associé aux mouvements naturels (automatía ) est également étranger aux causes ; sa particularité provient du fait qu’il se trouve encore plus éloigné de notre capacité à le prendre en compte, justement pour être extérieur au lògos . On comprend ainsi que l’étonnement produit par les machines dont parle Aristote dans la Métaphysique provient de la rencontre avec une chose qui développe un mouvement qui semble autonome sans, pour autant, procéder à partir d’une cause déterminante.
La phrase finale du passage de la Métaphysique apporte un conseil à propos de la façon correcte d’envisager les automates, celui d’arriver à l’exact opposé de l’étonnement. Le caractère général d’un tel conseil indique qu’il ne s’agit pas de chercher la cause exacte du fonctionnement de chaque machine, mais seulement de partir du principe qu’elles s’insèrent bel et bien dans le cadre d’un fonctionnement par causes déterminables.
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